Commentaires et Critiques


EXPOSITION “ PHOTOGRAPHIES ”

LONDRES DU 10 NOVEMBRE AU 19 DÉCEMBRE 1986.

 

            Précautionneusement présentés au rouge, les masques gravissent lentement la liturgie des bains. En strates, par capitalisation, les gélatines amoureusement essorées entre index et médius proposent, sans re­pentir, l'avers de leurs faces aux automatismes de l'iconogène. Noble, infiniment présente, insignifiante ou riche, la lente dichotomie des visages prévus débute sa vertigineuse ascension dans le cloître de la chambre noire.

            L'iconolâtre y célèbre, par delà le culte du beau, l'office de la spéculation graphique. Il rend grâce aux spectres humides de leur épiphanie.

            L'intemporel préside à cette mystique du vécu. Mais, cette quête permanente dans les registres du réel n'a pas de relation avec les cimaises habituelles où s'exaltent, tour à tour, l'éternel ou l'imaginaire. La force de l'écriture est dans son contenu et la symbolique de l'image éclate en formes libérées par des couples en rupture dont l'identité éphémère est unie à jamais par la division de la composition.

            Le biologiste intransigeant, témoin de sa certitude, repousse dans une même révolte stomacale, le savoir-faire des alchimistes cavernicoles et l'emploi du scalpel. Sans ablations, ni rajouts, l'effet est entiè­rement inclus dans l'apparente simplicité de l'instantané. L'important est enregistré, sans dérobades, sur le petit rectangle à bords perforés. Une certaine conception du vrai a guidé le déclencheur et le travail de labo en est démesurément compliqué car le cliché s'impose, sans artifices, comme un sacrement.

            Mordre un peu à gauche, défoncer à droite, laisser du champ ici ou là sont des pratiques à ce point étrangères aux préoccupations de Jean-Paul qu'elles le laissent tout déconfit. Il l'avoue du reste aux copains avec une belle naïveté: « - Je ne peux pas… Tu comprends… C'est plein… »

            Pour peu reprocherait, penaud, d'être à ce point sincère que le plus innocent jeu d'agrandisseur lui est impossible.

            Pareil au burin qui entaille la plaque de cuivre ou au jet d'aquarelle sur le papier chiffon, dans sa vérité première, absolue, l'œil du photographe fait choix d'un immédiat unique et multiple, complet, irré­versible.

            Jean-Paul n'est pas de ceux qui, la tête sous le drap noir, attendent patiemment, à longueur de jours, l'heure favorable à la prise de vue d'exception. Grand reporter, il n'est non plus pas adepte des mi­traillages boulimiques qui rendent compte sans traduire. Jean-Paul voit et la vie se dissout dans son regard qui, d'emblée, opéra la transfiguration.

            Ses épreuves sont inutilisables. Entièrement présentes, éminemment complètes, trop exhaustives pour accompagner sans redites un article, elles attendent, épinglées dans les salles de rédaction qu'un jour­naliste veuille, à son tour, explorer les espaces de la dualité, les coulisses du destin où chaque jour s'affron­tent les plus humbles de l'actualité.

            - Quel est cet estivant qui cache et nous dérobe, le temps d'un ciel limpide, la tumeur maligne des lendemains ?

            - Devant la vitrine où s'entassent avec élégance les poncifs du moment, de quel « moi » vient donc ce passant à l'haleine de tabac blond qui interroge ses fantasmes et les nôtres ?

            - Dans le labyrinthe de solitude où l'objectif pousse son inquisition, les terrasses des cafés es­sayent-elles de nous faire oublier, pour un centième de seconde, la foi du pèlerin, la paranoïa des yogis, la détresse du chômeur, l'indifférence des nantis ?

            Car la façade du château sur la pelouse de la place aux brasseries hospitalières ne dissimule pas longtemps les ruelles sordides où l'enfant a faim. La magie des miroirs dans l'éclairage strident des Premières ne renvoie guère que la sueur froide des filles à vendre qui s'acheminent avec assurance vers l'oubli. Et, le camelot peut bien proposer aux chalands appâtés le reptile apprivoisé du Petit-Prince des ventes-dans-le-parapluie, les fast-foods lancent sans se lasser leurs matières amylacées et leurs colorants approuvés aux trousses des jeunes assistés.

            Des hasards déterminés, fulgurants, se croisent ainsi continuellement dans l'iris de l'obturateur.

            En dépit de sa vision - à première vue- si dense, si construite, si équilibrée, Jean-Paul BERGER loin de « s'attarder artistiquement sur des formes » appartient à cette lignée de créateurs qui, à la suite d'ARTAUD s'expriment « comme des suppliciés qu'on brûle et font des signes sur leurs bûchers ».

Jacques Iselin, Londres 1986


"AUTOBIOGRAPHIE" OU L'EXPOSITION AU TEMPS DE JEAN-PAUL BERGER

SARRBRÜCKEN , MAI 1993

 

 

            Nous autres prisonniers - face aux photos de Jean-Paul Berger -, nous ne sommes plus piégés par les simulacres projetés sur les murs de la caverne, et cette fois-ci, le phototropisme, cette attirance vers le Bien-Soleil sera sans effet. Car un soleil de chambre noire nous libère d'autres chaînes, et parmi elles l'oubli de la profondeur des griffures du temps.

 

            Car sur tes photos, ce sont les brisures de l'homme même qui sont projetées sur l'écran. C'est la fêlure charnelle et temporelle que saisit devant nous ce qui est là et qui n'est ni instantané, ni éternité dépliée, déployée (Platon encore). Le diaphragme n'est plus ni œil ni rideau, mais rasoir qui taille dans la chair du temps, ou griffe sur la peau exposée qui se burine aux embruns du temps perdu et retrouvé. Ces brisures-là sont à la jointure de la continuité de la durée et de l'irruption ou de l'interruption de l'instant, comme si tu cherchais à remédier à l'irrémédiable : la photographie et l'autobiographie, le cliché et la durée, le sujet et l'objectif.

 

            Tu as choisi de privilégier les ruptures, les déformations, le négatif de la durée, mais sans doute aussi le positif en lui, cet autre qui est là, exposé à notre regard. Effacement, grossissement, le temps vécu, passé et présent mêlés, est là-dedans, cru et cruel, compose et décomposé. L'apprenti-photographe qui s'initie au « temps d'exposition » sait-il que c'est lui-même qu'il expose au temps ?

 

            Tes photos, Jean-Paul, ce sont des échardes dans l'épiderme, qui voyagent de manière sous-cutanée, comme les éclats d'obus d'Apollinaire…

 

 

Saarbrücken, Allemagne, le 17 mai 1993

Roland Egen

 


EXPOSITION "AUTOBIOGRAPHIE" À LA GALERIE JEAN-PIERRE LAMBERT

PARIS, 1993